– le terme de « travail sexuel » masque la réalité de l’oppression subie

« Comment le terme de ‘travail sexuel’ écrase les victimes »

Par Raquel Rosario Sanchez,

publié sur Feminist Current, le 4 novembre 2016

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Les jeunes filles veulent étudier – c’est une certitude. S’il y a bien un message qui traverse l’article d’Al Jazeera, « Educating girls in South Sudan »  [L’éducation des jeunes filles au Soudan du Sud] (soutenu par l’International Women’s Media Foundation) écrit par la photographe Sara Hylton, c’est que les adolescentes de l’État-Unité au Soudan du Sud veulent persévérer dans leurs études.
Les histoires de ces jeunes sont frappantes. Mary, 12 ans, est la fille de fermiers et rêve de devenir médecin. Ajok veut également devenir docteure en médecine. Elle a 16 ans et deux sœurs, mais pour le moment c’est la seule en mesure d’aller à l’école. Mélanie, 14 ans, veut devenir photographe. Viola, Susan et Diana sont inscrites dans une école technique et étudient l’ingénierie mécanique. Jehan étudiait l’économie avant d’être enceinte et contrainte d’arrêter.
La liste des épreuves qu’elles doivent surmonter pour obtenir une éducation est longue. Les conflits dans cette région sont monnaie courante, tout comme la pauvreté et la faim.
« Aller à l’école est très difficile quand on a faim. Pas de petit-déjeuner, pas de déjeuner, et parfois seulement le dîner » souligne Abul, 15 ans.
Il y a aussi les déplacements de population, les mariages précoces et les violences sexuelles. Beaucoup ont perdu leurs parents et doivent se débrouiller toutes seules. Ces adolescentes doivent voyager sur de longues distances pour aller à l’école. Selon Gladis, une de leurs enseignant.e.s, quand ces jeunes filles ont leurs règles, elles n’ont pas les moyens d’acheter des protections hygiéniques et ratent ainsi l’école pendant plusieurs jours. Même quand elles peuvent accéder à l’éducation, elles sont stigmatisées : « Si elles sont allées à l’école, elles perdent leur pureté et ne sont plus bonnes pour le mariage » explique Gladis.
En dépit de tout cela, la détermination résolue qu’ont ces jeunes personnes pour obtenir une formation et des diplômes est admirable. Susan a des difficultés à faire ses devoirs car personne dans sa famille ne sait lire. Néanmoins, son rêve est de devenir un jour la ministre de l’Éducation de son pays. « En tant que femmes, nous nous sentons très fières » disent Viola, Susan et Diana.

C’est pourquoi je suis restée perplexe en lisant la description qu’Hylton donne à côté d’une photographie de Jessica, âgée de quatorze ans :
« Jessica souffre de multiples troubles de la personnalité. Elle reçoit des soins et une éducation comme une cinquantaine d’autres jeunes filles vulnérables, dans un refuge de Juba. Selon la fondatrice du refuge, le travail sexuel est normalisé chez ces jeunes filles, qui gagnent moins d’un dollar par client. Son objectif est d’apprendre aux filles que « le corps doit être préservé » et de leur enseigner d’autres façons d’obtenir un revenu. »
Ce passage n’avait aucun sens pour moi. Il m’a fallu un peu de temps pour identifier ce qui m’avait laissée déconcertée. D’abord, je me suis demandée si le terme « travail sexuel » relevait simplement du langage utilisé par la fondatrice du refuge. Mais étant donné qu’Hylton utilise le terme à deux autres endroits dans l’article, j’ai supposé que c’était son propre choix linguistique.

Sous une autre photo, Hylton écrit :
« Les filles jouent sur un trampoline au refuge de Juba. L’orphelinat accueille environ cinquante filles, beaucoup d’entre elles ont été capturées pour du travail domestique, ont été agressées sexuellement ou forcées au travail sexuel avant d’intégrer l’orphelinat. »

Ce sont des phrases de ce type que l’on produit quand on exporte la narration occidentale du « travail sexuel » et qu’on essaye de l’universaliser comme la façon normale de parler du commerce sexuel. D’où vient cette façon de parler ?

Dorchen A. Leidholdt, co-fondatrice de la Coalition Against Trafficking in Women (CATW) [Coalition contre le trafic des femmes] explique que le terme vient de Priscilla Alexander, une porte-parole de COYOTE. Elle écrit « Priscilla Alexander argumente, la tête froide, que ses quatre années au Bennington College la qualifient pour revendiquer cette étiquette. » COYOTE signifie Call Off Your Old Tired Ethics [Lâchez votre vieille morale fatiguée], c’est une organisation qui estime être la voix mondiale des « travailleuses du sexe », et pourtant, des 300 000 membres revendiqués, seulement 3 % sont en fait des femmes prostituées.

Donc le terme « travail sexuel » a été popularisé par une femme qui n’a pas vécu d’expérience dans l’industrie du sexe (Alexander a déclaré « Je n’ai jamais littéralement travaillé comme prostituée… mais une fois j’ai été stigmatisée comme pute »), et pourtant le terme est devenu tellement normalisé qu’Al Jazeera et l’International Women’s Media Foundation pensent qu’il est acceptable d’appliquer l’étiquette « travail sexuel » à des gamines de 14 ans en orphelinat qui ont besoin pour se nourrir de « moins d’un dollar » que leur payent les clients prostitueurs.

Beaucoup de gens bien intentionnés utilisent les termes « travail sexuel » et « travailleuse du sexe » parce qu’ils pensent que c’est politiquement correct et que cela donne une forme de dignité aux femmes et jeunes prostituées. Ces gens estiment qu’en décrivant la prostitution avec une sorte de langage professionnel, elles et ils sont respectueuses et progressistes comme il faut. Elles et ils semblent tous oublier que les droits professionnels (c’est-à-dire du travail) impliquent certains standards et requièrent des responsabilités des travailleurs.
Si les jeunes ados de l’État Unité au Soudan du Sud sont des travailleuses du sexe plutôt que des enfants vulnérables, cela implique-t-il que n’importe lequel des hommes qui payent pour accéder à leurs corps peut demander un remboursement de son « moins d’un dollar » s’il trouve que l’acte sexuel n’a pas été correctement effectué à son goût ?

Allons droit au but : que disons-nous exactement quand on appelle une jeune de quatorze ans vivant dans une pauvreté abjecte une « travailleuse du sexe » ?
Comment peut-on voir des très jeunes filles, vivant dans une sombre pauvreté et payées par des hommes moins d’un seul dollar pour un accès sexuel à leurs corps, comme des « travailleuses du sexe » au lieu d’enfants vulnérables et abusées ?

La journaliste suédoise Kajsa Ekis Ekman pense que pour comprendre comment on est passé de parler de la prostitution comme exploitation à, inversement, l’appeler « travail sexuel », nous devons observer l’idéologie politique qui se cache derrière. Dans son livre, L’être et la marchandise, Ekman avance que la narration du « travail sexuel » constitue la symbiose de la droite néolibérale et de la gauche postmoderne. Après la Guerre froide et à la suite de la chute du communisme, la gauche a répondu à la quasi domination globale du capitalisme en « maquillant sa défaite en victoire », dit Ekman. Plutôt que prendre de front les injustices, certains courants de la gauche (y compris à au sein du féminisme) ont choisi de redéfinir le statu quo lui-même comme étant à la fois subversif et marginalisé. « la gauche postmoderne et la droite néolibérale concluent entre elles un pacte silencieux », explique Ekman. « À la droite le pouvoir et, en échange, la gauche postmoderne sauve la face » en cachant essentiellement ce pouvoir avec leurs mots :
« … La droite néolibérale acquiert ainsi un langage expliquant que la prostitution relève de la libre entreprise et des droits de l’individu. En faisant référence à la parole des marginalisées, la gauche postmoderne développe une excuse pour ne pas confronter l’ordre établi. »

Cette trahison de principes nous ramène à la situation décrite dans l’article d’Al Jazeera. Existe-t-il une circonstance pour laquelle et la droite néolibérale et la gauche postmoderne n’essayeront pas de cacher la vulnérabilité afin d’éviter d’affronter l’oppression systémique ? Pourquoi tant de réticence à reconnaître la vulnérabilité ?
Pour le dire simplement, c’est parce que derrière la narration du « travail sexuel », il ne peut pas y avoir de personne vulnérable. Parler de vulnérabilité c’est admettre qu’il y a des failles dans un système – c’est remettre en cause le mythe que le statu quo fonctionne bien. Pour éviter d’avoir à faire ça, il vaut mieux tordre les mots qui sont essentiels pour décrire l’oppression : « victime » et « vulnérable ». Après tout, s’il n’y a pas de victime, il n’y a pas de coupable.

Ekman estime qu’il est doublement problématique de masquer le pouvoir et l’oppression. D’abord, on diabolise le mot « victime » au point qu’il devient synonyme de passivité, faiblesse et apathie. La victime, en tant que mot, n’est donc plus rattaché à une dynamique de rapport de force (victime/coupable), mais à une caractéristique personnelle. « D’abord, il faut affirmer que la victime est, par définition, une personne faible, passive et impuissante. » écrit Ekman. La caricature est si peu sympathique que personne ne voudrait jamais être étiqueté de la sorte et l’appliquer à une situation de violence ou d’exploitation devient une insulte en elle-même.
Cette logique a consisté à tenter d’abolir le mot « victime » lui-même. N’importe quelle action (« elle a insulté son mac ») ou, évidemment, n’importe quelle inaction (« elle a tourné sa tête de côté et attendu que ça se termine ») devient un mot magique : « agentivité ». La dichotomie est éhontément fausse car comme toute personne ayant travaillé en prévention des violences le sait, il n’est pas nécessaire d’avoir une arme pointée sur la tempe 24h par jour pour que la violence soit réelle. La violence et l’oppression sont bien plus insidieuses que le stéréotype ridicule qui veut que si l’on ne peut pas voir l’oppression, elle n’est sûrement pas réelle.
Sous les façades de l’autonomisation et du progressisme se cache une mentalité pernicieuse qui blâme les victimes, mais le sous-texte est de dire qu’ « être victime est une chose réservée aux faibles – la personne qui est capable et déterminée ne devient pas une victime. » dit Ekman. Encore un coup rhétorique du patriarcat !
Peut-être que l’aspect le plus accablant de ce rejet de la vulnérabilité est la création du mythe de la personne invulnérable. La « personne invulnérable » ne peut être une victime, quelles que soient les circonstances, jamais. Personne, quelle que soit l’oppression à laquelle elle fait face, ne peut être positionnée comme assujettie… ce qui est plutôt pratique pour un système d’oppression. La personne invulnérable devient plutôt exaltée pour sa force. « C’est la version néolibérale du vieux mythe de l’esclave surpuissant. Les femmes endurcies de la classe ouvrière, les Noires wonder women, les colonisées insensibles aux coups et à la flagellation » écrit Ekman.

Dans le cas qui nous occupe, la « personne invulnérable » est une adolescente qui vit dans un refuge avec ses camarades d’orphelinat de jeunes filles au Soudan du Sud et qui doit d’une façon ou d’une autre apprendre « d’autres façons d’obtenir un revenu », car avec l’exportation occidentale du concept de « travail sexuel », la responsabilité de trouver un moyen de sortir de sa propre oppression repose sur ses épaules. La personne invulnérable est représentée par toutes les adolescentes de l’article d’Hylton qui veulent désespérément une éducation, mais à qui on donne une identité de « travailleuse du sexe » en utilisant une loupe anglo-saxonne qui relève de la gymnastique rhétorique, plutôt que de montrer l’évidence du viol, des violences sexuelles et de l’exploitation.

Achal Arop a 17 ans. Son message, cité par Hylton, est clair et retentissant :
« La chose la plus horrible à entendre c’est que toutes les jeunes filles sont violées… Si je l’endure, chacune l’endure également… nous sommes celles qui avons le plus souffert. »
L’analyse d’Achal est puissante et urgente. Elle n’hésite pas à appeler la violence par son nom – elle sait ce que c’est. Pas d’euphémisme pour cacher le pouvoir. Aucun besoin de dissimuler les réalités d’être née fille en patriarcat. Dans ce qu’elle dit, je suis reconnaissante de lire enfin une analyse féministe qui ne recule pas. Pourquoi ne laissons-nous pas ces filles nous apprendre ce qu’il faut dire ? Elles sont clairement plus courageuses et honnêtes que tant de « neutres » reporters.

Raquel Rosario Sanchez

Pour la suivre sur Twitter : @8RosarioSanchez

Article original : http://www.feministcurrent.com/2016/11/04/sex-work-killed-the-victim/

TRADUCTION : B. pour le Collectif Ressources Prostitution

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